16 mars 2007
Carnage
Viens avec moi demain matin vers 5 h et tu verras un spectacle que tu n’es pas près d’oublier, me dit Léo. Quand Léo a le sourire aux lèvres, je suis rarement déçu. OK, donc, et c’est comme ça qu’on se retrouve tous les deux aux abords de la rivière. Il m’amène à l’une des nombreuses cabane abandonnées du coin. Surprise ! c’est presque tout confort à l’intérieur. Réchaud, frigo, lit, siège, table, jumelles. Sur la table un paquet de feuilles blanches et stylos à volonté. Eh ! Léo ! Tu fais atelier d’écriture nature, maintenant ? Tu vas voir. Je vais rien voir du tout. Je me tire. Non, reste, tu le regretteras pas. Bon. Je m’accapare la chaise pour la peine. Tu ferais bien de t’approcher de la fenêtre. Je prends position à ses côtés. Ce qui me rassure, c’est qu’il n’y a pas d’armes dans les parages. Juste les jumelles qu’il garde un peu trop à mon goût. Au bout de... j’ai pas de montre, on va dire 10 minutes, hein, là, ça commence, les voilà, regarde. Il pointe le doigt à travers l’ouverture. Oui, il a ouvert la fenêtre, mais ça tombe sous le sens non ? Je scrute, j’y vois rien. J’y vois rien, Léo. Prends les jumelles, amigo. Des points, des particules lumineuses en mouvement incessants. Ça se rapproche. Des grues cendrées, des palombes, des, Léo, quelle bonne surprise ! Fais pas le con ! Tais-toi. Sérieux, le Léo. Voila la première vague, dit-il. Je dis dit-il, mais il a juste fait 1 avec le pouce. On s’économise dans la cabane de survie. Des soucoupes volantes ? Là, il rit, tout de même. Ça se rapproche de plus en plus. Je glisse une main dans la poche pour y trouver le contact rassurant des clés de voiture. Tu l’as vu ? il murmure. Heu.. il est passé trop vite. Dommage, tiens voilà un groupe. Et alors, je suis soufflé. J’ai vu DES ROSEAUX DANS LE CIEL. Je sais que vous n’avez pas compris. Si j’avais pas été là, j’aurais fait la méprise. Et maintenant je voyais UN GROS GRIS-GRIS DANS LA NUIT, LA FEE CARA QUI COURT APRÈS SA BOSSE. Et plus rien pendant quelques secondes. Puis ça remet ça, plein gaz, mon dieu que c’était beau ces mots qui volaient en silence dans la lumière rose du petit matin. Adjectifs, verbes, noms, articles, adverbes, tous là, à franchir la rivière, venus remplacer les vieux mots usés, écornés, rabâchés, sans goût, perdus. On les retrouverait bientôt dans les livres de la rentrée, les dicos, les bouches, sur les ondes, il y avait des mots rarissimes, ordinaires, des phrases toutes faites, préentextées, d’autres compendieuses, BACCIFORMES, INDEHISCENTES, des CHRESTOMATHIES, certains jouaient les SIGISBEES auprès de noms féminins, MARITORNE venait juste de passer aussi, et des plus louches sortant de je ne sais quel ERGASTULE. Ah Léo quel cadeau, quel baume ! Lui était en train de prendre des notes d’ornithologue, il noircissait des feuilles entières à la va vite pour ne rien perdre. Je ne saurais dire combien de minutes la féérie a duré. Mais quand les premiers coups de feu ont éclaté, j’ai cru que ma tête était visée. J’ai vu un mot exploser en plein ciel. Merde, merde, merde, les enfoirés ! a hurlé Léo. Tout d’un coup le ciel s’est transformé en gigantesque ball-trap. Ça tirait de partout, je venais de comprendre le pourquoi des cabanes alentour. Les mots étaient déchiquetés, tombaient en lambeaux, et ceux qui arrivaient à passer, avaient perdu des l, des r, des t, étaient défigurés, émiettés, inutilisables. Le carnage a duré un siècle. Léo m’a empêché de sortir. C’était suicidaire. Je regardais impuissant CONCETTI perdre ses lettres, AMPHIGOURI se liquéfier, MIRLIFLORE se désagréger. Un mot tranchant, SILEX, complètement désorganisé, s’en est allé à tire d’L, vers des EXILS plus accueillants. Les autres ont suivi. Un vrai carnage. Après ça, on n’a plus osé prononcer un seul mot.
© 2006 théo savane
Commentaires
en vérité , je vous le dit : pas mal du tout
S.U.P.E.R.B.E
J'aurais aimé être là, j'aurais essayé de sauver quelques syllabes... Je les aurais soigtnées, réchauféées, j'aurais tenté des greffes...
Harry Steed
soignées, réchauffées... Si déjà je sauvais les mots de mes fautes d'ortographe!
Harry Steed